Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l’absence de tout élément romanesque. La composition de l’œuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique de développements. Les scènes sont elles-mêmes les premières venues : seulement, l’auteur les a soigneusement triées et équilibrées, de façon à faire de son ouvrage un monument d’art et de science. C’est de la vie exacte donnée dans un cadre admirable de facture. Toute invention extraordinaire en est donc bannie […]
Fatalement, le romancier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune. Par héros, j’entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses. Quand on se soucie peu de la logique, du rapport des choses entre elles, des proportions précises de toutes les parties d’une œuvre, on se trouve bientôt emporté à vouloir faire preuve de force, à donner tout son sang et tous ses muscles au personnage pour lequel on éprouve des tendresses particulières. De là, ces grandes créations, ces types hors-nature, debout, et dont les noms restent. Au contraire, les bonshommes se rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu’on éprouve la seule préoccupation d’écrire une œuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d’une aventure quelconque. Si l’on a l’oreille juste en cette matière, la première page donne le ton des autres pages, une tonalité harmonique s’établit, au-dessus de laquelle il n’est plus permis de s’élever, sans jeter la plus abominable des fausses notes. On a voulu la médiocrité courante de la vie, et il faut y rester. […]
Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. On ne l’entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu’il ne se permet de juger leurs actes. C’est même cet apparent désintéressement qui est le trait le plus distinctif. On chercherait en vain une conclusion, une moralité, une leçon quelconque tirée des faits. Il n’y a d’étalés, de mis en lumière, uniquement que les faits, louables ou condamnables. L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu’il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s’ils le veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du livre. Quant au romancier, il se tient à l’écart, surtout par un motif d’art, pour laisser à son œuvre son unité impersonnelle, son caractère de procès-verbal écrit à jamais sur le marbre. Il pense que sa propre émotion gênerait celle de ses personnages, que son jugement atténuerait la hautaine leçon des faits. C’est là toute une poétique nouvelle dont l’application change la face du roman.
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